GOUVERNEURS DE LA ROSÉE DE JACQUES ROUMAIN (1944)
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« C'est le grand classique de la littérature haïtienne, qui se passe dans la paysannerie, paru après la mort de l'auteur, à 37 ans, en 1944. Il est né en 1907, la même année que Duvalier, son plus strict rival. C'est un destin exceptionnel, cruel, même. Gouverneurs de la rosée se passe dans un village qui souffre de la sécheresse, et aussi de la division entre deux familles, celles de Manuel et d'Anaïse. C'est presque comme Roméo et Juliette. Manuel comprend qu'il y a une solution à la sécheresse : il faut domestiquer la source et l'amener jusqu'au village, mais pour ça, il faut se mettre ensemble, et la guerre entre les deux familles rend cela impossible. C'est le style qu'il faut retenir, qui est un mélange de français et de créole, et une grande sobriété dans la manière de raconter l'histoire, comme si un immense soleil éclairait en plein milieu d'une nuit terrifiante. Ça aurait pu être une sorte de roman à l'eau de rose, mais le talent de l'auteur et sa force poétique sont tels qu'il a imposé ce récit. Tous les lecteurs peuvent avoir accès à ce roman, qui reste contemporain, car il pose la question de l'union et de la solidarité. Traduit dans une quarantaine de langues, il n'a jamais quitté l'espace public. »
AMOUR, COLÈRE ET FOLIE DE MARIE VIEUX-CHAUVET (1968)
« Parce que la famille de Marie Vieux-Chauvet a pensé que Duvalier pouvait prendre ombrage de ce livre et procéder à des arrestations, elle a été obligée de le détruire. La solution était d'acheter tous les exemplaires et de les pilonner. Quelques-uns ont glissé sous la table, et c'est ainsi que les lecteurs ont pu en avoir connaissance. On dit que le roman attaquait tant la bourgeoisie que la dictature, ce qui fait que les deux groupes avaient intérêt à le faire disparaître. L'auteure, qui a dû vivre ça de son vivant, est morte à New York. Ce sont trois longues nouvelles réunies en un roman.
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Le premier texte, Amour, le plus important pour moi, où on trouve les "bonnes" raisons de pilonner ce livre, est une attaque frontale, dans une langue superbe traversée par des éclairs de lucidité, qui se déroule dans une petite ville de province où le pouvoir dictatorial commence à s'étendre et à grimper dans les beaux quartiers. Le chef des "mendiants armés" s'éprend de Claire et la rencontre dans un bal, où elle lui explique que dans sa culture bourgeoise, on ne tue pas, on ne crie pas, on pique. Je crois que c'est la première fois qu'une femme haïtienne a regardé la société haïtienne avec cette violence et cette lucidité. Les trois textes sont des coupes extrêmement tranchées de la société haïtienne, avec un rapport frontal entre la bourgeoisie et la nouvelle classe de Duvalier, le rapport entre le pouvoir et la terre et le rapport entre les mots et la poésie, qui peut se révéler extrêmement dangereux pour le pouvoir. Elle a dépassé tous les jeunes gens de son époque qui devaient penser qu'elle n'était qu'une femme de la bourgeoisie qui ne connaissait pas la réalité de la vie haïtienne. On ne savait pas que le grand roman des années noires de la dictature allait sortir du ventre d'une femme. Il ne faut pas laisser ce roman uniquement aux lectrices. Tout le monde devrait avoir droit à une telle lucidité. »
L'ESPACE D'UN CILLEMENT DE JACQUES STEPHEN ALEXIS (1959)
« C'est le plus beau roman d'Alexis, qui est plus connu pour Compère général Soleil, trop militant pour moi. Je me suis battu, en tant que membre du jury du prix Jean-d'Ormesson, pour que ce soit L'espace d'un cillement qui le reçoive. L'idée est de primer un livre, peu importe l'époque, qui aurait plu à Jean d'Ormesson.
C'est un grand livre, splendide. Ça se passe dans un bordel, une histoire d'amour entre une jeune Cubaine, la Niña Estrellita et un ouvrier, El Caucho.
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C'est l'époque où Haïti recevait beaucoup de marines américains, et elle, c'est la star du bordel, qui passe ses nuits sous les marines. Alexis met parfois trop d'adjectifs, mais ça tombe bien dans ce roman, parce que c'est une zone d'extravagances. C'est étincelant, baroque, magnifique. Tous les défauts d'Alexis sont changés en qualités parce qu'il est tombé sur son sujet. Elle ne peut vivre cette histoire, il y a un blocage, elle n'arrive pas à avoir de désir. Le corps est décrit comme une mécanique. Elle dit que les prostituées sont des filles sans joie, et tout le livre monte jusqu'à l'origine de cette perte de désir. Une montée lente, une orchestration avec les bruits de verres, de klaxons, les gens, les bagarres, l'argent qui circule, les langues étrangères... Tout ce monde devient presque féerique, d'une certaine façon, si ce n'était une description extrêmement dure de la prostitution. »
HADRIANA DANS TOUS MES RÊVES DE RENÉ DEPESTRE (1988)
« Tout ce dont je me souviens de ce livre, c'est mon bonheur de lecture. C'est le roman où on a l'impression que Depestre a orchestré tous les thèmes qui l'intéressaient, le désir, le goût de l'étrange, du mystérieux, des dieux vaudous, des choses qu'il avait abordées dans sa poésie. Ça se passe à Jacmel, sa ville natale, on le sent à l'aise dans l'espace qu'il décrit.
Ce ne sont pas des nouvelles qui coupent le récit, c'est un roman qui raconte dans un seul mouvement toute la somme des récits, des observations de la vie quotidienne, de la nostalgie qu'il a pour cette ville. D'ailleurs, l'endroit où il habite en France s'appelle Villa Hadriana, car c'est avec ce livre qu'il a pu y habiter. Il est entré corps et âme dans ce livre, dans la littérature. Il y a un calme dans la narration du récit qui force à ralentir et à se mettre en vacances. Dans Hadriana dans tous mes rêves, une femme de la bourgeoisie a été zombifiée, mais malgré tout, on sent une joie de vivre dans l'écriture même de Despestre, qui n'est pas liée au roman, mais au fait que Despestre, dès qu'il s'installe à sa table de travail, se sent tellement heureux d'être là qu'il ne peut qu'être content, même dans les scènes les plus difficiles. C'est la quintessence de la nostalgie d'Haïti. »
IDEM DE DAVERTIGE (1962)
« Davertige n'a publié qu'un seul livre. Il a commencé à écrire ses poèmes à 16 ans - les Haïtiens sont précoces pour la poésie. Il a publié son recueil, Idem, et Alain Bosquet, qui était un peu le pape de la critique littéraire, l'a refilé à Aragon, qui a adoré. C'est un poète qui met toute cette sophistication liée à la poésie de son époque dans une atmosphère caribéenne.
Il y a quelque chose d'extrêmement vaste dans sa poésie, quelque chose de marin, de très coloré, on dirait un tableau d'Arcimboldo. Mais c'est une poésie qui peut se faire violente aussi, violence sociale, par exemple dans Pétion-Ville en noir et blanc, où il parle de sa mère qui a des bulles de savon qui sortent de sa bouche parce qu'elle lavait toujours pour les riches. Il a écrit ça avec tellement de finesse, sans aucune plainte. Il n'y a pas eu de poètes haïtiens qui sont arrivés à cette force, cette façon d'ouvrir les bras pour accueillir tout. Il aurait pu écrire "tout m'avale"... je l'ai toujours comparé à Ducharme par son destin. Avec son petit chapeau melon noir, il ressemblait à Pessoa ou Kafka. Davertige est un poète secret, il n'a accordé qu'une entrevue à Radio-Canada, qui avait été repoussée et qui a été diffusée après sa mort ! »
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