Tu m’as demandé, Emma, de te faire un panorama des 10 auteurs haïtiens que tu pourrais lire. Exercice difficile tant la littérature haïtienne recèle de merveilles.
Pour te faciliter les choses, j’ai choisi de te proposer 5 auteurs qui nous ont quitté, 5 auteurs vivants et comme je viens d’un pays de marchandage, je te donnerai un petit dégui (du rab) en la personne de deux jeunes écrivains qui m’émeuvent et m’éblouissent.
JOUR 1
Honneur, Respect à nos anciens.
Pour moi, le plus grand d’entre eux, Jacques Stephen Alexis, une écriture merveilleuse, riche et évocatrice. Tu y trouveras non seulement la description des richesses, de la beauté d’un pays que tu ne connais pas encore, (lire les pages sur le fleuve Artibonite).
Alexis transforme le réel en merveille. Les Arbres Musiciens est, de ses romans, mon préféré. Il te permettra de sonder l’âme de la paysannerie haïtienne, les coutumes, la religion, et comme tu as une sensibilité écologique, tu y trouveras les thèmes qui te sont chers.
Ensuite, la grande Marie Vieux Chauvet, inspiratrice de toute la littérature féminine d’aujourd’hui. On connaît mal ses pièces de théâtre dont je ne suis pas certaine qu’on les trouve encore. On veut la résumer au seul Amour, Colère, Folie ouvrage subversif pour l’époque, écrit pendant la dictature duvaliériste, (mon préféré : Colère) mais, il ne faut pas négliger ses autres textes dont un très beau roman historique, La danse sur le volcan, qui se situe un peu avant la guerre de l’Indépendance d’Haïti. Fille d’Haïti et Fond des Nègres sont aussi intéressants et j’ai l’année dernière apprécié la construction de son tout dernier roman Les rapaces, édité chez Zellige.
Incontournable, les Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain. Une littérature engagée, un roman paysan, un tournant dans la littérature haïtienne de l’époque. Jacques Stephen Alexis s’exprime mieux que je pourrai le faire : Jacques Roumain a écrit un livre qui est peut-être unique dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour.
Toute la vie, toute la doctrine, toute la passion de Jacques Roumain semblent avoir pour dimension première l’amour. » Je rajouterai que là encore l’écologie est au centre du roman, la lutte des paysans contre la sécheresse. Souviens toi, l’année dernière, les Éditions Porte-Plume en ont tiré trois manuels pour les enfants des écoles.
Je connais Emma ton amour de la poésie. Sais-tu que les Haïtiens y excellent dans les deux langues. Je pense que ce talent leur vient de la douceur, de la cadence du créole (que je t’ai promis de t’apprendre, honte à moi de ne pas l’avoir encore fait !) Aussi, je te proposerai des auteurs dont les textes sont en
français.
Impuissante à trouver les mots que font naître la poésie de Davertige, je t’en offre un extrait que tu pourras retrouver dans son Anthologie secrète chez Mémoire d’encrier :
Au milieu des forêts qui résonnent de nos sens
Des arbres sont debout qui connaissent nos secrets
Toutes les portes s’ouvrent par la puissance de tes rêves
Chaque musicien a tes sens comme instrument
Et la nuit en collier autour de la danse
Et un cadeau pour toi, et en souvenir de mon île, quelques vers de René Philoctète dont je te recommande l’Anthologie poétique réunie et présentée par Lyonel Trouillot, Actes Sud 2003.
J’ai toujours eu la certitude qu’une île se déplace absolument
Je faisais bouger la mienne Lourde comme un château
Parfois elle volait Sur ces ailes blanches couraient des plages
où des enfants nus jouaient avec de gros ballons verts, têtes
heureuses pleines de mélodies populaires, de rires précipités
Des nuits entières je la suivais Je lui donnais les pas d’un peuple
en migration O peuple pérégrin ! Horizons ! Vertige !
Parfois c’était un oiseau blessé Branches écarlates et grains de sang !
JOUR 2
Les auteurs vivants.
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Tu as sûrement déjà entendu parler de Dany Laferrière. Sans doute as-tu, comme certains, accolé à son nom les mots de Dandy, Désinvolte, le
D’Ormesson haïtien, mais ce ne serait que rester à la surface. Il est à la fois cela, mais aussi Secret, Constant, et surtout Libre.
Libre d’être qui il est, sans se laisser contraindre ou porter par le regard des autres. Mais revenons à ses écrits. Tu seras peut-être déconcertée par une écriture d’apparence simple, sans les chantournements si fréquents sous nos latitudes, mais je pense que tu seras sensible à la magie qui se dégage de ces récits à la fois intimes et distants. Quand j’ouvre un de ses livres, j’ai l’impression d’être redevenue cette petite fille qui tentait de saisir, à travers le trou d’une serrure, les mystères de mes parents. Les fragments qui m’apparaissaient alors me donnaient envie d’en voir, d’en savoir davantage et excitaient mon imagination. Je suis aspirée dans l’univers de Laferrière. La simplicité et la fluidité de son écriture me permettent de flotter dans ce monde qu’il m’ouvre, qu’il m’offre avec passion. J’aime sa manière de toujours trouver matière à espérer. Jamais il ne nous accable.
Son livre que je préfère, Le cri des oiseaux fous, déambulation dans Port-au-Prince la nuit précédant son départ d’Haïti. Et aussi ces derniers ouvrages, façonnés à la main, objets hybrides où il ne cherche pas à dire qui, mais où il est. Très réussi L’exil vaut le voyage, troisième tome d’un grand projet artistique.
Presque à l’autre bout du riche éventail des écrivains d’Haïti, il y a Lyonel Trouillot. Une écriture baroque, éclatée comme dans son Thérèse en mille morceaux qui exprime, ce que tu trouveras dans presque tous ses textes, la révolte, le refus de la résignation. L’écriture est brutale et étonnement poétique, lyrique parfois. Lyonel Trouillot clame sa colère, dévoile son amertume. « Écrire pour penser à autre chose que la survie » comme son personnage d’apprenti écrivain de Kannjawou.
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Mais toi, qui ignores la réalité de mon pays, tu devrais l’aborder par La belle amour humaine où une jeune fille vient à l’Anse-à-foleur à la recherche de l’enfance d’un père qu’elle n’a pratiquement pas connu. L’occasion pour Trouillot de te faire voir un pays où le glauque et le superbe se côtoient. Peut-être le moins désespéré de ses romans, avec son Ne m’appelle pas capitaine où deux mondes s’affrontent et se découvrent, un monde où la communication, qu’il pensait impossible, finit par s’établir, le vieux capitaine dépassant sa rancœur et la jeune bourgeoise abattant ses préjugés.
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De Yanick Lahens, je crois t’avoir déjà offert Bain de Lune qui retrace à travers l’antagonisme de deux familles paysannes, soixante ans de l’histoire de l’île.
Elle explore des modes narratifs nouveaux, avec ce nous collectif et lyrique comme dans le roman d’Otsuka que tu avais tant aimé. Lis aussi La couleur de l’aube où deux sœurs que tout oppose, la résignée et la rayonnante, partent à la recherche d’un frère disparu. Le roman se déroule en une seule journée et dans ce laps de temps court, tu entendras la voix de ces deux femmes criant leur souffrance et leur révolte.
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Mais de Yanick, ce que je préfère, ce sont ses nouvelles qui collent à son écriture ciselée, sans scorie, économe et somptueuse. Tu peux trouver sur You Tube une lecture magnifique de L’oiseau Parker dans la nuit lue à Avignon par Mireille Perrier en 2015. Et pour te faire comprendre Haïti, tu devras absolument lire Failles, écrit alors que la terre continuait de trembler. Tu pourras appréhender les tensions qui déchirent la société haïtienne, une des meilleures analyses des maux et des impasses d’une société fragmentée. Une déclaration d’amour à Port-au-Prince, lucide, sans complaisance.
Je te propose de découvrir Kettly Mars, l’iconoclaste, celle pour laquelle le mot d’esthétique du délabrement semble avoir été fait. Tu aimeras, j’en suis certaine son audace, sa capacité à résister aux thèmes convenus, cette manière de nous obliger à regarder en face nos fragilités, nos abjections, nos lâchetés.
Là aussi j’aime cette façon de s’affirmer, loin de la politesse des bonnes gens de lettres. Celle qui dit, parlant de ses jeunes compatriotes « (ils) ont la poésie, la littérature, l’écriture comme bouée de secours » continue quant à elle, livre après livre, de sonder l’âme d’une société à la dérive.
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Lis, précipite-toi sur Je suis vivant dans lequel elle interroge sur le comment vivre après la catastrophe de 2010, après un événement d’une telle ampleur. C’est une symphonie de 7 voix où jamais tu ne te perds. Que ce soit dans Saisons sauvages, ou dans son terrible Aux frontières de la soif, Kettly Mars dénonce avec courage et bouscule tous les conformismes. J’aime sa manière talentueuse de s’imposer comme femme libérée.
Louis-Philippe Dalembert, mon chouchou, qui parce que c’est en outre un homme d’une délicate gentillesse, me permet de boucler la boucle, car comme chez Dany Laferrière, je retrouve ces échappées en dehors des frontières, celles qui me font rêver à une littérature plus universelle, moins marquée par la seule Haïti. Et pourtant je te recommanderai L’autre face de la mer et le désir d’ailleurs qu’il exprime. « Puis il y eut tous ces départs et tous ces renoncements : ceux qui sont partis et ceux qui sont restés.
Ceux qui sont partis de n’avoir pu rester, ceux qui sont restés de n’avoir pu partir, ceux qui sont partis pour n’avoir pas osé rester, par peur de crever ou à la recherche du pain distrait ; et ceux qui sont partis comme ça, pour partir, pour n’être plus là… » nous dit ce promeneur vagabond. Dalembert est celui qui, tout en étant Haïtien dans toutes les fibres de son grand corps sait, dans sa Ballade d’un amour inachevé, nous parler d’ailleurs, nous faire entendre d’autres voix. Il nous invite à respirer un autre air, à affronter d’autres climats et il nous force à nous interroger sur notre capacité à nous reconstruire après les drames, après que nous ayons enterré nos morts. A partir sans quitter. Louis-Philippe Dalembert est un écrivain total, universel.
Tous, sauf peut-être Laferrière et Lahens (et encore), publient également de la poésie.
Et en dégi mais pas des moindres |
Je t’avais dit, Emma, combien il me serait difficile de faire une sélection si étroite. 5 auteurs vivants alors qu’Haïti grouille de poètes, de romanciers ! Parmi les plus jeunes, je me suis laissée saisir, littéralement atteinte de saisissement ébloui, par Mackenzy Orcel et par Guy Régis Jr.
Dans Les cinq fois où j’ai vu mon père, récit bouleversant de l’absence, d’un semi abandon plus cruel encore que s’il avait été définitif, Guy Régis Jr nous fait ressentir le vide, la marque indélébile laissée par une démission non assumée d’un père qui se joue, inconsciemment peut-être, des attentes de son fils, indifférent à l’espoir qu’il fait naître à chaque visite et à celui qui s’éteint à chaque départ.
Douleur incisive, récurrente, plus difficile à guérir car vague et menaçante comme l’oiseau cachant le soleil. Idéalisation et fantasme interdits du fait d’une présence en pointillé, souffrance inoubliée, « Aujourd’hui encore, je déteste la fugacité des choses. Tout de qui apparaît pour disparaître », confesse Guy Régis Jr et qui l’incite à choisir le soleil comme point d’ancrage. Une langue entre prose et poésie, d’une sincérité époustouflante et pourtant pudique d’un homme qui a su faire de ses blessures une force. J’ai adoré.
Mackenzy Orcel, jeune étoile montante de notre littérature francophone, s’inscrit dans une veine littéraire qui tu apprécieras dans la mesure où il cherche une langue nouvelle, un mode d’expression qui dépasserait les codes habituels.
Une langue neuve où la poésie rencontrerait le roman, espère-t-il. Comme dans le très beau L’île des rêves écrasés de la polynésienne Chantal Spitz. Une affaire d’îliens en quelque sorte. Les immortelles et Maître-Minuit te plairont j’en suis certaine. Son dernier ouvrage Une somme humaine - récit haletant à la première personne d'une vie de femme brisée - était présent dans le carré final de la sélection du Prix Goncourt 2022. Une partie remise ?
Et puis, le dégi du dégi, pour toi qui lit davantage en anglais qu’en français, fonce sur les romans d’une autre grande dame d’Haïti, établie aux Etats-Unis, Edwidge Dandicat.
Voilà, ma chère Emma, les recommandations de ta grand-mère pour un plein trimestre de lecture.
Paris le 24 novembre 2020
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